mercredi 26 juin 2013

Des mondes sensoriels différents

Les chiens et les êtres humains n’appréhendent pas le monde de la même manière. Les uns et les autres, placés dans un environnement identique, n’en font pas la même expérience. De cette différence d’«Umwelt» peuvent découler incompréhensions, troubles de la relation, voire maltraitances involontaires ou invisibles.
Au début du XXe siècle, Jacob von Uexküll, biologiste et philosophe allemand, pionnier de l’éthologie, élabore le concept d’«Umwelt» : en étudiant la tique, il découvre que chaque espèce, du singe à la libellule, possède son propre «monde sensoriel». Et ce, quand bien même les espèces en question partagent le même espace. La raison en est que chaque espèce réagit à d’autres stimulations, est gouvernée par d’autres priorités, appréhende son biotope par le prisme d’autres sens. Il en résulte, inévitablement, d’autres perceptions de l’environnement, voire des mondes radicalement différents.
même côte à côte et «amis», deux individus de deux espèces différentes
n'appréhendent pas leur environnement de manière identique
(Photo Marie Perrin)
 
Qui est le chien ?
« Si l’on veut comprendre la vie d’un animal, quel qu’il soit, il faut avant tout savoir ce qui a du sens pour lui », note Alexandra Horowitz dans son livre « Dans la peau d’un chien »1. Si l’on veut savoir qui il est réellement, il faut donc définir les éléments importants de son univers.
Le chien vit en grande partie au bout de son museau (mais pas que !) Il palpe l’air, mange les odeurs, se nourrit de senteurs. Il habite un monde olfactif, et, tandis que l’humain voit son environnement, le chien, lui, le hume. De surcroît, il le sent d’une tout autre manière que nous : sa truffe fonctionne bien différemment d’un nez humain, et les odeurs subissent une constante actualisation. L’odorat d’un chien est en moyenne 30 fois plus développé que celui d’un humain. Ainsi Dominique Guillo souligne-t-il qu’«avec un odorat comme celui du chien, on ne sent pas seulement mieux ou plus intensément le monde : on le perçoit différemment et l’on a une autre tournure d’esprit»2.
Nonobstant, le chien a bien d’autres atouts cachés sous sa fourrure : sa vision, qui capte parfaitement bien le mouvement (prédation oblige). Certes, il est affublé de myopie et voit flou (surtout de près), son spectre des couleurs et son nuancier ne sont pas aussi riches que les nôtres, mais sa vision nocturne est d’assez bonne qualité (meilleure que la nôtre, moins bonne que celle du chat). Son audition est excellente : il peut entendre de très loin (en moyenne quatre fois plus que nous), capte des ultrasons inaudibles pour l’oreille humaine et ses oreilles pivotent, ce qui lui permet de s’orienter vers la source auditive afin de mieux la discriminer. 
Enfin, à l’exact opposé de l’être humain, la communication verbale ne lui parle pas. Le chien, au demeurant grand communicant, ne comprend goutte aux mots que l’espèce humaine affectionne tant. L’humain est dans le mot, le chien dans le para verbal et le non verbal : postures, mimiques, positionnements du corps, vocalises…
Que veut et que subit le chien ?
Ainsi, plutôt que de vouloir apprendre des mots à nos chiens, il vaudrait mieux que nous nous focalisions sur les tonalités de nos phrases, sur notre gestuelle. Que nous fassions l’effort de décrypter les bâillements, les regards détournés, les pilo-érections, les aboiements, les grognements.
Le chien n’est pas non plus un humain à grand nez : cette affirmation semble banale et pourtant… si l’on songe combien l’odorat d’un chien est développé, combien aussi la communication entre congénères se fait au moyen des odeurs, l’on peut imaginer ce que vit un chien toiletté, pomponné, parfumé, shampouiné, manucuré, habillé, voire teint en rose ou en bleu ! Ce qu’il vit dans l’intimité de son être d’abord, mais aussi lors de ses rencontres avec d’autres chiens !
Dans l’univers de nos compagnons à quatre pattes, rien de plus normal que de flairer les excréments des copains du quartier, de laper l’urine des femelles en chaleurs, de renifler avec insistance des dépôts fort peu ragoûtants d’un point de vue humain. Il s’ensuit que nombre de propriétaires restreignent les investigations olfactives de leur chien, le privant d’une activité essentielle à son équilibre.
De la même manière, l’on peut se questionner sur ce que des décennies d’élevage et de sélection ont créé comme aberrations canines : races incapables de se reproduire sans intervention humaine, hypertypes tellement prononcés que certains chiens ont un odorat ou une vision limités, des difficultés respiratoires, des problèmes de peau, des dents qui ne peuvent plus rien casser ni broyer. Et encore, fort heureusement, les mutilations de convenance ont été abolies dans un grand nombre de pays !
Enfin, l’on ne saurait passer sous silence une autre réalité : en chaque chien sommeille un grand chasseur, prêt à se réveiller à la moindre occasion : balle qui roule, cycliste ou joggeur, chat qui passe à portée de canine, oiseau ou lapin imprudents. Pourtant, combien de propriétaires s’évertuent à faire vivre dans le même espace un chien prédateur et une espèce « proie » ? Et combien de propriétaires s’effarent de trouver leurs poules ou leur lapin occis par leur gentil Médor de canapé ? Pour le chien, rien que de très normal. Tout aseptisé qu’il nous paraisse, nourri aux croquettes et choyé à l’extrême, le chien demeure un chien, un opportuniste aux longues dents et à la mâchoire puissante.
Qu’est-ce qu’un chien heureux ?
Vaste question, à laquelle on ne saurait répondre en quelques lignes. Néanmoins, l’on peut affirmer qu’un chien équilibré, c’est un chien qui peut tout simplement vivre sa vie de chien. Un chien morphologiquement adapté à son « Umwelt », auquel on donne la possibilité, quotidiennement, d’habiter le monde à sa manière. Ce qui signifie se promener, renifler à loisir les marquages des congénères, garder son odeur de chien, même après un bon bain de boue ou une roulade suspecte, s’ébattre joyeusement avec de sympathiques copains, courir après des proies et, éventuellement, sans vouloir offenser quiconque, manger une nourriture adaptée, à base de viande crue, d’os charnus, et d’un peu de végétaux.
Marie Perrin
1. Alexandra Horowitz, «Dans la peau d'un chien», Flammarion, Champs Sciences, 2011.
2. Dominique Guillo «Des chiens et des humains», Le Pommier Poche, 2011.

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