jeudi 26 septembre 2013

Qu’est-ce qu’un chien gentil ?

L’actualité, souvent, vient pointer du doigt, cruellement, la dangerosité potentielle de nos amis canins. Pourtant, si tant de chiens partagent les foyers occidentaux d’aujourd’hui, c’est bien parce qu’entre les canidés et les humains s’établit une familiarité profonde qui vaut parfois presque parenté. Et nombre de propriétaires l’affirment : leur chien est gentil, tout simplement.


Chiens muselés dans les espaces publics, tenus en laisse, privés de liberté, entravés dans tous leurs désirs : la vie publique d’un chien, aujourd’hui, n’a rien d’une sinécure. Au-delà de l’aspect purement sécuritaire pour l’animal lui-même – il pourrait par exemple être écrasé par une voiture en s’engageant intempestivement sur la chaussée, ou se perdre en forêt en suivant la piste d’une proie -, l’argument majeur avancé pour justifier toutes ces obligations est toujours le même : la potentielle dangerosité du chien. Et les faits divers, malheureusement, semblent donner raison au législateur, le poussant à renforcer toujours plus ses exigences vis-à-vis des chiens.


Mais qu’en est-il de tous les chiens gentils ? Où sont-ils, tous ces toutous paisibles, tranquilles, qui ne demandent qu’à pouvoir exister en toute sérénité et ne posent jamais le moindre problème à leurs propriétaires ou à la collectivité ? Tous ces compagnons de vie qui, bien qu’appariés à des humains pas très au fait de leur réalité éthologique, ne présentent jamais de conduite déviante ou débordante ? Et surtout, qu’est-ce qu’un chien gentil ?


Un chien qui ne mord pas, doté de bien des qualités

Globalement, l’on peut affirmer qu’un chien gentil, c’est avant tout un chien qui ne mord pas, qui ne montre jamais, en aucune circonstance, de signe d’agressivité. Mais c’est aussi un chien qui obéit, qui accepte de suivre son maître sans rechigner, et se plie à ses injonctions avec bonne grâce. Qui aboie quand il le faut, mais pas trop, tolère la solitude et ne « vole » pas les restes de la table. Un chien bien éduqué en somme, respecté dans son être de canidé et qui ne développe pas de troubles comportementaux. Ces chiens gentils sont-ils l’exception, ou bien plutôt une norme passée sous silence au nom du « tout sécurité » ?


La vérité se situe sans doute dans l’entre-deux. Le chien est un animal, pas une peluche. En tant que tel, il est tout à fait capable, un jour ou l’autre, pour diverses raisons, de grogner, montrer les dents voire, si l’on néglige ses avertissements, passer à l’acte en mordant. Néanmoins, et indépendamment de son apparence morphologique, tout chien correctement socialisé et familiarisé*, auquel on donne la possibilité de vivre une vie de chien satisfaisante, n’aura aucune raison de « mal » se comporter, pas plus en public qu’en privé. Car un chien gentil, n’est-ce pas avant tout un chien équilibré ? Auquel on a pris le temps d’apprendre les bases de la vie ensemble, et qu’on traite comme un chien, ni plus ni moins. Un chien qui sait s’inhiber quand il le faut, mais auquel on ne demande pas plus que ce qu’il peut donner.


Bien dans ses coussinets et dans sa tête de canidé...

Or pour qu’un chien soit équilibré, il n’y a pas de secret : il faut que toutes les étapes de son développement aient été respectées, et qu’il soit comblé dans ses besoins fondamentaux. Lesquels sont, rappelons-le, fonction de chaque individu, tous n’ayant pas le même tempérament, pas la même personnalité. Certains sont naturellement plus souples, plus faciles à gérer, plus suiveurs que meneurs. D’autres se montrent plus rétifs mais avec le maître approprié, sont parfois aussi doux que des agneaux.


Finalement, dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’on revient toujours à la même réalité : un binôme chien-humain bien assorti est un gage de réussite. Dès lors que l’humain demeure le leader de son animal, qu’il en connaît les défauts et les qualités, les faiblesses et les fragilités, la cohabitation ne peut qu’être un long fleuve tranquille, main dans la patte pour le meilleur... et le meilleur !

Marie Perrin
 
* la socialisation renvoie à l’imprégnation à sa propre espèce : par la socialisation, le chien apprend à être un chien. La familiarisation renvoie à l’apprentissage des autres espèces.

mardi 3 septembre 2013

Le clicker training, un outil malin (Chien magazine de septembre 2013)

La méthode du clicker training est née dans les années 40-50, inventée par Marian et Keller Breland, deux étudiants de Skinner, le père du conditionnement opérant. Ils affinèrent leur technique en travaillant avec des chiens, des pigeons puis des mammifères marins, associant une récompense à un stimulus sonore. Dans les pays anglo-saxons, cette méthode se développa rapidement, notamment dans les années 80 grâce à Karen Pryor.

Aujourd’hui, l’usage du clicker training s’est généralisé : des chevaux aux poules, des chats aux otaries, de très nombreux animaux, domestiques ou captifs, sont conditionnés ou apprivoisés grâce à cette méthode. Dans les parcs zoologiques, les dresseurs apprennent notamment aux animaux à accepter des manipulations simples, ce qui permet aux vétérinaires d’effectuer les contrôles et soins de base sans anesthésie. Le monde cynophile, quoi qu’encore partiellement réfractaire, a lui aussi été gagné par ce petit instrument rudimentaire, mais si malin !

Qu’est-ce que le clicker ?

Le clicker est un petit boîtier muni d’un mécanisme tout simple : une languette métallique produit un petit bruit caractéristique (click) quand on appuie dessus. La languette métallique peut être surmontée d’un bouton et certains clickers associent un embout de sifflet à la fonction « clicker » (une fonction deux en un en quelque sorte, fort utile par exemple pour travailler le rappel).

Le principe du clicker training

Le cliker est un outil d’apprentissage. Ses avantages sont multiples : il permet d’éduquer (ou d’apprivoiser) l’animal sans le toucher (cela peut être utile pour des animaux rétifs, traumatisés, sauvages), émet un son neutre, qui ne varie jamais et reste toujours égal (a contrario de la voix humaine, chargée en émotions), dans le calme et avec précision. En effet, ce qui importe, c’est le timing ! Le clicker peut marquer une action à la fraction de seconde près. Un atout indéniable, mais aussi une difficulté pour les néophytes !
 
Le « clic » du clicker indique au chien qu’il a fait ce qu’on attendait de lui. Et grâce à ce « clic », le chien devient un acteur de son apprentissage : il cherche comment déclencher le « clic », réfléchit, tâtonne, propose, essaye, se fatigue ! En un mot comme en cent, il fait travailler ses neurones ! De ses sept semaines de vie jusqu’à ses vieux jours, il peut ainsi manipuler son maître en le faisant cliquer à l’envi : quoi de plus formidable ? Le chien coopère, devient un partenaire actif, et son apprentissage n’en est que plus durable.

Conditionnement opérant, renforcement et punition

Initié par Edward Thorndike, le concept de conditionnement opérant fut développé par le psychologue américain Burrhus Frederic Skinner, père du béhaviorisme radical. L’apprentissage résulte d’une action : en fonction des conséquences de celle-ci, le sujet va reproduire, ou non, son comportement. Le conditionnement opérant repose sur deux éléments : le renforcement et la punition, lesquels peuvent être positifs ou négatifs. Positif signifie que l’on ajoute quelque chose, négatif que l’on retire quelque chose. Il existe ainsi quatre types de conditionnement opérant : le renforcement positif, la punition négative, la punition positive et le renforcement négatif.
 
Le renforcement positif signifie que l’on ajoute un élément agréable pour l’animal : on récompense par une friandise le fait qu’il marche joliment au pied ou qu’il revienne au rappel.
La punition négative signifie que l’on retire quelque chose à l’animal : par exemple on lui tourne le dos lorsqu’il saute trop vigoureusement pour saluer, ou on cesse toute interaction avec lui quand il se met à mordiller.
La punition positive consiste à ajouter quelque chose de désagréable pour le chien : par exemple un coup sur la laisse quand il tire trop fort.
Quant au renforcement négatif, il consiste à retirer un élément désagréable quand le chien adopte l’attitude attendue : par exemple tirer préalablement la laisse vers le haut pour le faire s’asseoir et la détendre quand il est assis.

Méthodes positives et clicker training

Les méthodes positives d’éducation reposent exclusivement sur le renforcement positif et la punition négative, à l’exclusion de la punition positive et du renforcement négatif. Travailler au clicker training, c’est franchir un pas de plus en n’utilisant plus que le renforcement positif ainsi que la neutralité – ignorer ce qui ne va pas dans le sens attendu (c’est la loi de l’extinction). Tandis que toute action non désirée est ignorée, les « bonnes » actions, ou les actions qui concourent au résultat final escompté, sont récompensées et encouragées.
 
Le « clic » agit comme un renforçateur secondaire, le renforçateur primaire étant (généralement) la nourriture. C’est pour cela qu’on dit qu’il faut « amorcer » ou « charger » le clicker : le chien doit préalablement faire l’apprentissage que ce petit bruit lui vaut (toujours) friandise (même si l’on a cliqué à mauvais escient). Une fois qu’il aura complètement intégré cette donnée – et cela va très vite ! -, l’on pourra passer à l’étape suivante : que le chien propose une action pour déclencher le « clic » magique, celui grâce auquel il se verra gratifié d’un succulent morceau de saucisse de viande (par exemple !)
  
Comment travailler au clicker ?

Plusieurs approches sont possibles : l’on peut cliquer un comportement spontané, utiliser le shaping (ou façonnement) ou passer par un leurre. Evidemment, l’approche la moins complexe, c’est de cliquer un comportement spontané ou d’attendre que le chien propose de lui-même le comportement désiré. Si l’on veut apprendre le « assis » au chien, on va ainsi cliquer le chien à chaque fois qu’il se mettra assis. On répètera l’exercice dans diverses situations (à la maison, dans la rue, dans les champs, avec du bruit et des distractions), et une fois que ce « assis » sera assimilé, l’ordre verbal pourra être introduit.
 
Le shaping nécessite un peu plus de familiarité avec l’outil et avec son utilisation : l’on va cliquer et récompenser tous les comportements qui se rapprochent de l’action finale souhaitée. Ce qui sous-entend que l’on ait préalablement une vision très claire du but recherché. Si l’on veut qu’un chien ouvre une porte, on va cliquer le fait qu’il regarde la porte, puis qu’il s’approche de la porte, puis qu’il la touche, puis qu’il la pousse, puis qu’il la ferme. Fin de la séquence.
 
Enfin, le leurre permet d’amener le chien, plus mécaniquement, au résultat désiré, comme au cours d’une éducation plus classique – mettre la croquette sous le nez du chien pour l’amener à se mettre assis, puis cliquer ce « assis ». L’on peut aussi utiliser des targets ou des baguettes cibles (ou la paume de la main), qui permettent d’orienter les actions de l’animal et de le guider vers le but recherché.

Le jackpot

Comme le « clic » repose sur un renforçateur primaire (la nourriture), il est souvent conseillé de hiérarchiser les goûts de son chien : en mettant des petits morceaux de friandises sur le sol et en regardant dans quel ordre il s’en saisit, l’on peut se faire une idée de ses priorités gustatives. Il est ainsi possible de garder les mets les plus attractifs pour marquer la fin d’un exercice compliqué ou pour notifier une réussite éclatante. Le chien, non seulement concevra du plaisir à cette soudaine débauche alimentaire, mais de surcroît gardera dans un coin de sa tête qu’un jour, comme par miracle, le jackpot peut à nouveau s’offrir à sa truffe ravie : son intérêt restera ainsi en éveil, au cas où… Pour un individu particulièrement joueur, une séance de lancer de balle pourra venir se substituer au pâté de foie.
 
Ludique et amusant, le clicker training, bien maîtrisé, permet d’envisager toutes sortes d’apprentissages : de l’éducation basique pour la vie de tous les jours (les ordres simples, la marche au pied, le rappel) au travail sportif (agility, obéissance). En agility, il permet ainsi une meilleure mémorisation des zones sur les agrès, tandis qu’en obéissance, il permet d’affiner la qualité d’exécution des exercices ou de reprendre par le menu des ordres mal acquis (un assis un peu brouillon ou une marche au pied flottante).
 
travail de l'apportable au clicker training
(Photo Anne Meyer pour Marie Perrin)

L’attention du chien sur soi

L’un des premiers apprentissages consiste généralement à fixer la concentration du chien sur soi : une manière de se lier l’un à l’autre qui peut, parfois, permettre ensuite de contourner certaines difficultés plus profondes, comme des peurs ou des phobies. Plus attentif à son propriétaire, le chien anxieux pourra ainsi se laisser guider vers des actions de désensibilisation.
 
Dans tous les cas, rappelons-le, une fois que les choses sont acquises, le clicker disparaît : l’ordre, donné verbalement, est récompensé de manière aléatoire, et le petit boîtier n’est ressorti que pour un nouvel apprentissage. Toujours en s’amusant, évidemment ! Car le clicker training va au-delà de la simple « méthode » : ses adeptes font équipe avec leur chien. Ils n’entendent pas dominer ou maîtriser leur animal, mais former avec lui un binôme épanoui, sans cesse en quête d’interactions nouvelles. Et maintenant, si vous vous lanciez dans l’aventure du clicker training ?

Marie Perrin





mercredi 21 août 2013

Médor est-il stressé ? (Chien magazine de septembre 2013)


Médor a de l'eczéma, prend du poids ou se lèche compulsivement les pattes… Serait-il stressé ? De nombreux événements sont en effet susceptibles de stresser nos chiens.  Malheureusement, nous n’en avons pas toujours conscience, ne nous en rendons pas compte et ne réagissons donc pas de manière appropriée. Et si nous tentions de combler cette lacune ?

A l’instar des êtres humains, les chiens éprouvent le stress, lequel peut être défini comme un « état réactionnel de l’organisme soumis à une agression brusque » (Le Larousse médical). Cette « réaction d’alarme » déclenche toute une série de processus biochimiques, avec production de diverses hormones, parmi lesquelles l’adrénaline. Par extension, le terme « stress » a fini par désigner tout à la fois la cause et l’effet de l’agression. Hans Seyle, biologiste et endocrinologue d’origine autrichienne, découpe le syndrome de stress en trois étapes : la phase d’alarme, le stade de résistance et l’épuisement. Réflexe de survie biologique (et non dommageable en tant que tel), le stress, lorsqu’il est durable et répété, devient pathogène et toxique.


Chaque chien est unique, y compris face au stress

Tous les individus ne réagissent pas de la même manière aux agents stressants. Une situation intolérable pour certains chiens sera tout à fait gérable pour d’autres chiens. Tout ceci tient en un concept : celui d’homéostasie sensorielle, ou équilibre interne. Cette homéostasie sensorielle est liée aux conditions de développement précoces du chien, mais aussi à sa race, son âge, son environnement de vie, son statut hormonal, ses expériences passées : en un mot, son « tempérament ». Chaque chien est unique, et cela vaut évidemment pour sa manière de répondre au stress.

Qu’est-ce qui stresse nos chiens ?
Turid Rugaas, éducatrice norvégienne de renommée internationale, notamment célèbre pour son décryptage des signaux d’apaisement canins, a également beaucoup travaillé sur le stress chez le chien. Nombre de situations ordinaires de la vie courante peuvent inquiéter un chien, surtout s’il est sensible ou émotionnellement instable : un déménagement, l’arrivée d’un bébé dans la famille, de nouveaux horaires, mais aussi quelques jours en pension, la solitude ou une faible dépense physique ou mentale. Des séances de jeu ou d’éducation trop longues ou trop soutenues peuvent aussi se montrer perturbantes.

La faim, la soif, l’excès de bruit, toute situation perçue comme effrayante ou dangereuse vont également mettre l’organisme du chien en état d’alerte. Or, si l’adrénaline se diffuse dans l’organisme et atteint son pic en quelques minutes seulement, elle met en revanche des jours pour s’éliminer complètement, et comme les répercussions biochimiques du stress sont cumulatives (chaque stress se cumule au précédent), certains individus n’arrivent jamais à revenir à une situation apaisée. Ils entrent dans la phase délétère du stress dit « chronique », qui cause des dommages psychiques et physiques – problèmes cutanés, digestifs, cardiaques, d’immunité, entre autres.
Le stress peut même impacter la croissance d’un chien : à bagage génétique équivalent, un chiot grandira mieux dans un environnement sûr et serein. Pareillement, certains chiens obèses sont en réalité… stressés ! Enfin, évidemment, de nombreux troubles du comportement peuvent découler d’un état de stress chronique : stéréotypies ou comportements autocentrés (comme les plaies de léchage).

Lire son chien pour bien réagir
Turid Rugaas recommande d’être tout particulièrement attentif aux signaux émis par nos chiens, d’apprendre à les lire pour agir en conséquence. Ainsi, lors d’une séance de dressage, si votre chien se met à haleter, à se gratter, à bâiller ou à tourner la tête, c’est qu’il est inquiet, débordé, mal à l’aise : mieux vaut interrompre immédiatement la leçon et aller le détendre. Manque d’attention, agitations, tremblements, salivation sont autant de symptômes d’une vive anxiété. Il suffit de songer  à l’attitude de nos chiens chez le vétérinaire : combien d’entre eux pleurent et tournent sans se poser dans la salle d’attente, puis perdent tous leurs poils (voire urinent ou vident leurs glandes anales) sur la table d’examen ?

La confusion, l’absence d’un cadre de vie clair, des punitions, une communication défaillante ou ambiguë peuvent également conduire Médor à un état de stress continuel. La gestion des ressources (rituels, alimentation, déplacements, contacts et promenades) incombe au propriétaire : c’est à ce prix qu’un chien peut se sentir bien chez lui et dans ses coussinets. Comblé dans ses besoins spécifiques, respecté dans ses craintes et ses incapacités, un chien n’a aucune raison de devenir un « stressé chronique ». A chacun d’y veiller !
Marie Perrin

jeudi 15 août 2013

La détresse acquise, pour aller plus loin...


Détresse acquise, inhibition de l’action, syndrome de Klüver Bucy : pour aller plus loin...

L’état de détresse acquise a fait l’objet d’un article récent, à lire sur ce blog. A plusieurs reprises, en surfant sur le Net et en discutant avec des amis, j’ai cru comprendre que certains lecteurs restaient sur leur faim et que des questions demeuraient en suspens, bref que mon article n’était pas assez précis. C’est pourquoi j’ai décidé de rédiger ce texte-ci qui, je l’espère, répondra à (toutes ?) vos attentes.

Petite précision : je cite souvent des expériences menées sur des animaux. A titre individuel et éthique, je récuse complètement ces méthodes. Mais si je souhaite parler des notions de détresse acquise, d’inhibition de l’action et de syndrome de Klüver Bucy, je suis forcée de relater ce qui a été testé en laboratoire. Pour l’inhibition de l’action, il s’agissait même de recherche fondamentale, c’est-à-dire que les chiens n’ont pas été « torturés » pour un quelconque savoir biologique ou éthologique, mais pour le « plaisir » de la connaissance scientifique pure.

Détresse acquise, inhibition de l’action, syndrome de Klüver Bucy : autant d’états de souffrance qui peuvent toucher nos animaux familiers, tout particulièrement nos chiens (mais aussi nos chevaux), soumis à des stress intenses au nom de pratiques de dressage antédiluviennes mais, surtout, d’une certaine vision de l’animal, soumis, contraint, parfois littéralement réduit en esclavage.

L’inhibition de l’action

L’inhibition de l’action a été mise en évidence à la fin du XXe siècle par Henri Laborit. S’immobiliser est l’un des moyens de défense en cas de danger : ainsi le rongeur qui se fige en présence d’un prédateur. De manière ponctuelle, cette inhibition de l’action n’est donc pas pathogène. Mais elle devient toxique si l’animal s’y installe durablement. A travers des expériences menées sur des rats, Henri Laborit a prouvé que, confrontés à des chocs électriques qu’ils ne pouvaient pas fuir (et qui étaient toujours annoncés par un signal sonore), les animaux sombraient dans un état de stress avec somatisation : ils avaient appris, dans la douleur, qu’ils ne pouvaient pas agir sur leur environnement.

Dans le film «Mon oncle d’Amérique» d’Alain Resnais (1980), Henri Laborit expose ainsi sa découverte : « cette punition va provoquer chez [le rat] un comportement d’inhibition. Il apprend que toute action est inefficace, qu’il ne peut ni fuir ni lutter ». Henri Laborit note par ailleurs que si le rat peut rediriger la douleur provoquée par les chocs électriques sur un autre rat, il ne développera pas les mêmes troubles physiques et psychiques. L’on prend ainsi la mesure de l’importance des actions (et conduites agressives) redirigées, qui permettent à l’animal d’avoir l’impression de demeurer acteur de ce qui lui arrive.

Lorsqu’il se retrouve dans une situation potentiellement dangereuse, le chien, comme le rat, peut faire l’économie de la fuite ou de l’attaque en s’immobilisant : il inhibe son action. Malheureusement, si cette inhibition ne découle pas d’un choix, si, quoi qu’il tente, il ne parvient pas à fuir le stimulus aversif, il va sombrer dans un état pathogène. S’ensuivront des troubles organiques et psychiques.

L’état de détresse acquise

Cette inhibition de l’action correspond, en d’autres termes, à ce que Seligmann et son équipe ont nommé « état de détresse acquise ». Anesthésiés, sidérés, les chiens (ou les rats, ou les humains) capitulent, pris dans un système pervers qui les anéantit.

Ces états extrêmes ont été décrits par des éthologues spécialisés dans les chevaux. C’est le fameux « join up », lequel va même au-delà de l’inhibition de l’action ou de l’état de détresse acquise. Dans un article publié en ligne*, Jean-Claude Barrey et Nadès Miklas, un éthologue et une biologiste, soulignent que « la soumission obtenue par les méthodes de type join up est en fait une aliénation pathologique connue sous le syndrome de Klüver Bucy. Cette pathologie est provoquée par les mises en fuite et les blocages répétés du join up et des méthodes assimilées. Ces inhibitions de l’action cohérente du cheval entraînent une très forte activation de l’axe HHA (hypothalamus-hypophyse-adreno-cortical) qui aboutit à shooter l’animal par ses propres endorphines et entraînent des lésions des noyaux amygdaliens latéraux du cerveau limbique ».

Le syndrome de Klüver Bucy

Découvert par un psychologue (Henrich Klüver) et un neurochirurgien (Paul Bucy) de l’université de Chicago, ce syndrome est lié chez l’être humain à une destruction d’une partie du cerveau (lobectomie). Ses principaux symptômes sont : une incapacité à reconnaître les visages, une incapacité à reconnaître les objets par leur forme (perçue par le sens tactile), des troubles de la mémoire, un émoussement émotionnel, une oralité compulsive, un besoin d’explorer l’environnement, un mouvement incessant, une hyper-sexualité et une disparition de la peur. Chez le chien, comme chez le cheval, l’on peut en retrouver les grands traits dans des cas de stress aggravé et perdurant. Après quelques minutes d’un stress extrême, par exemple lors de certaines séances de rééducation musclées, le chien entre dans une sidération visible à l’œil nu, même pour le plus néophyte des observateurs. Les émotions de l’animal disparaissent : il est comme lobotomisé. Forcément, ce chien-là, ou ce cheval-là, semblera assagi, d’un contact aisé : mais ne nous y trompons pas, sa souffrance est infinie. Tout débourrage rapide chez le cheval, toute rééducation rapide chez le chien font ainsi appel à l’inhibition conditionnée, laquelle est clairement de la maltraitance.

L’on ne peut que faire le parallèle avec les méthodes de certains dresseurs qui, en peu de temps, obtiennent des résultats que d’aucuns jugent spectaculaires. Bien sûr que les tenants des méthodes coercitives ont des résultats, et rapides ! Ils forcent l’animal à se soumettre à leur vouloir, faisant complètement fi de ce qu’il pourrait, lui, désirer. On ne le dira jamais assez : un comportement n’apparaît pas par hasard, il répond à une motivation profonde. Vouloir redresser le comportement sans tenir compte des causes qui ont mené le chien à l’adopter, c’est forcer l’animal à se taire. Le comportement sera peut-être sous contrôle, muselé, mais les causes sous-jacentes seront toujours présentes… Peu à peu, certains chiens se retirent ainsi dans des recoins silencieux de leur être où plus rien ne peut les atteindre. Ils sont dépossédés d’eux-mêmes, retranchés dans des limbes mortifères. Certains ne s’en remettent jamais…

La capacité de résilience

Fort heureusement, ces cas graves restent plutôt rares (quoique ?). Les chiens de Seligmann furent ainsi capables de résilience : dès lors qu’un être humain leur montrait comment échapper aux chocs électriques, ils récupéraient leur instinct de survie et parvenaient à fuir. C’est une bonne nouvelle, une raison d’espérer. Mais l’idéal serait de réussir à mettre définitivement à terre l’idéologie qui donne naissance à toutes ces croyances autour de l’animal de compagnie, et tout particulièrement du chien. Stressé, forcé, nié, maltraité, réifié au nom d’une théorie de la dominance pourtant inepte et détricotée à de multiples reprises. Et au nom, aussi, d’une certaine manière de percevoir l’animal : autre que nous, certes, mais surtout inférieur et inféodé. Ce qui autorise toutes les aberrations.

Marie Perrin


 

mercredi 7 août 2013

L'enrichissement environnemental

Enrichir le milieu de vie de nos chiens...

Membres à part entière des familles d’aujourd’hui, les chiens ont vu leur vie, et leur statut, se modifier considérablement au cours des dernières décennies : naguère chiens de travail, au même titre qu’un cheval ou qu’un bœuf, ils sont devenus des animaux choyés, dont nous pensons combler tous les désirs. A tort. En effet, il leur manque souvent l’essentiel : des activités, des interactions, des sollicitations. Bien que nous prétendions penser à leur bien-être, nous les laissons seuls, frustrés, stressés et insatisfaits, plongés dans l’ennui le plus profond. Un enrichissement du milieu peut les apaiser et ainsi soigner les troubles comportementaux nés de leur inconfort.
 
«Le Petit Larousse» définit la cognition comme l’«ensemble des structures et activités psychologiques dont la fonction est la connaissance, par opposition aux domaines de l’affectivité».  Sara Shettleworth, professeur de psychologie et de zoologie à l’université de Toronto, parle de la cognition animale comme de la «manière dont les animaux perçoivent le monde, apprennent, se souviennent, cherchent de la nourriture ou un partenaire, communiquent et s’orientent»*.
 
Encourager et développer les capacités cognitive des animaux
 
L’enrichissement du milieu regroupe tous les enrichissements qui tendent à encourager et développer les capacités cognitives des animaux. Il est très utilisé pour réduire le stress et le mal-être des animaux captifs, notamment les primates. De nombreux parcs zoologiques ont ainsi mis en place des programmes visant à améliorer les conditions de détention de certaines espèces ** : les otaries cherchent leur nourriture dans des blocs de glace, les singes dans des tubes à tourner ou des termitières***. L’ajout de divers substrats (arbres, végétation, terre), l’apport de jouets (roues ou grilles à escalader pour les rongeurs), des contacts positifs avec les soigneurs, par le biais notamment du renforcement positif (conditionnement opérant), sont autant de moyens de rendre la captivité moins pénible aux animaux.
 
Un stress intense et durable
 
Evidemment, tout ceci est applicable au chien de compagnie ! Rappelons-le, la plupart des chiens passent de longues heures seuls, sans aucun compagnie, à attendre le retour de leur maître. Ils s’ennuient, ne peuvent pas se défouler et développent des troubles directement liés à leur mode de vie. Malpropretés, destructions, vocalises, léchages compulsifs, stéréotypies, pica : autant de symptômes d’un stress intense et durable, qu’il est pourtant possible de limiter grâce à un enrichissement environnemental et à une prise en compte des vrais besoins (cognitifs et éthologiques) des chiens.

Les sites spécialisés dans les animaux de compagnie proposent tous à la vente des balles à friandises, dans lesquelles on peut cacher une partie de la ration quotidienne du chien. Celui-ci s’amusera à les faire tomber de l’objet : il lui faudra réfléchir, trouver la solution à un problème, cela lui passera le temps et le fatiguera. Et après son repas, il piquera un somme bien mérité ! La journée lui paraîtra ainsi moins longue, et il aura entretenu et entraîné ses capacités de réflexion.

Les activités ludiques : des moments essentiels au bien-être de nos chiens
(Photo Marie Perrin)


Il est aussi possible de construire soi-même ses distributeurs à friandises : un peu d’imagination et le tour est joué ! Une bouteille vide dans laquelle on a placé des croquettes, un bac rempli d’objets divers et variés dans lequel on cache des friandises, ou des croquettes disséminées adroitement dans les pièces de vie de l’animal : autant de joujoux pas chers qui ne demandent qu’à être revisités au gré des imaginations ****.
 
Le monde idéal du chien heureux
 
Bien sûr, il conviendra d’octroyer au chien autant de sorties que nécessaire. Certains individus ont un potentiel spécifique d’activité élevé, d’autres non : chaque propriétaire connaît son chien, et sait donc quelles durées de promenade quotidiennes lui sont indispensables. Ces sorties peuvent être l’occasion de rencontres avec des congénères : une activité indispensable car le chien pourra ainsi développer, entretenir et enrichir ses capacités de communication. Dans le monde idéal du chien heureux, la solitude n’existerait d’ailleurs pas : chaque chien vivrait avec un autre chien, et pourrait ainsi assouvir à sa convenance ses besoins interactionnels.
 

Enfin, le relationnel avec le maître a lui aussi toute son importance : il suffit de trouver ce qu’aime le chien pour se diriger vers une activité ludique qui lui permettra d’apprendre (par conséquent de solliciter ses facultés cognitives), tout en nouant avec son propriétaire un lien plus fort. Obérythmée, canicross, agility, frisbee : loin de toute recherche de performance, quelques exercices quotidiens suffiront souvent au bonheur de Médor. Grâce au renforcement positif ou au travail au clicker training, le chien pourra ainsi mobiliser son intellect. Tout comme avec les jouets dits « éducatifs »,  du type de ceux conçus et développés par la Suédoise Nina Ottoson.
 

Marie Perrin


* Sara J Shettleworth, Cognition, Evolution and Behaviour, Oxford University Press, 2009.
** Tout particulièrement les espèces au comportement exploratoire intense, qui souffrent donc plus de la captivité et de leur environnement monotone et limité.
*** Pour plus d’informations sur l’enrichissement environnemental chez les primates, se référer à ce site : http://www.gaep.eu/index.php
*** Attention de bien valider préalablement que le chien n’ingère pas de substances non comestibles.

mercredi 26 juin 2013

Des mondes sensoriels différents

Les chiens et les êtres humains n’appréhendent pas le monde de la même manière. Les uns et les autres, placés dans un environnement identique, n’en font pas la même expérience. De cette différence d’«Umwelt» peuvent découler incompréhensions, troubles de la relation, voire maltraitances involontaires ou invisibles.
Au début du XXe siècle, Jacob von Uexküll, biologiste et philosophe allemand, pionnier de l’éthologie, élabore le concept d’«Umwelt» : en étudiant la tique, il découvre que chaque espèce, du singe à la libellule, possède son propre «monde sensoriel». Et ce, quand bien même les espèces en question partagent le même espace. La raison en est que chaque espèce réagit à d’autres stimulations, est gouvernée par d’autres priorités, appréhende son biotope par le prisme d’autres sens. Il en résulte, inévitablement, d’autres perceptions de l’environnement, voire des mondes radicalement différents.
même côte à côte et «amis», deux individus de deux espèces différentes
n'appréhendent pas leur environnement de manière identique
(Photo Marie Perrin)
 
Qui est le chien ?
« Si l’on veut comprendre la vie d’un animal, quel qu’il soit, il faut avant tout savoir ce qui a du sens pour lui », note Alexandra Horowitz dans son livre « Dans la peau d’un chien »1. Si l’on veut savoir qui il est réellement, il faut donc définir les éléments importants de son univers.
Le chien vit en grande partie au bout de son museau (mais pas que !) Il palpe l’air, mange les odeurs, se nourrit de senteurs. Il habite un monde olfactif, et, tandis que l’humain voit son environnement, le chien, lui, le hume. De surcroît, il le sent d’une tout autre manière que nous : sa truffe fonctionne bien différemment d’un nez humain, et les odeurs subissent une constante actualisation. L’odorat d’un chien est en moyenne 30 fois plus développé que celui d’un humain. Ainsi Dominique Guillo souligne-t-il qu’«avec un odorat comme celui du chien, on ne sent pas seulement mieux ou plus intensément le monde : on le perçoit différemment et l’on a une autre tournure d’esprit»2.
Nonobstant, le chien a bien d’autres atouts cachés sous sa fourrure : sa vision, qui capte parfaitement bien le mouvement (prédation oblige). Certes, il est affublé de myopie et voit flou (surtout de près), son spectre des couleurs et son nuancier ne sont pas aussi riches que les nôtres, mais sa vision nocturne est d’assez bonne qualité (meilleure que la nôtre, moins bonne que celle du chat). Son audition est excellente : il peut entendre de très loin (en moyenne quatre fois plus que nous), capte des ultrasons inaudibles pour l’oreille humaine et ses oreilles pivotent, ce qui lui permet de s’orienter vers la source auditive afin de mieux la discriminer. 
Enfin, à l’exact opposé de l’être humain, la communication verbale ne lui parle pas. Le chien, au demeurant grand communicant, ne comprend goutte aux mots que l’espèce humaine affectionne tant. L’humain est dans le mot, le chien dans le para verbal et le non verbal : postures, mimiques, positionnements du corps, vocalises…
Que veut et que subit le chien ?
Ainsi, plutôt que de vouloir apprendre des mots à nos chiens, il vaudrait mieux que nous nous focalisions sur les tonalités de nos phrases, sur notre gestuelle. Que nous fassions l’effort de décrypter les bâillements, les regards détournés, les pilo-érections, les aboiements, les grognements.
Le chien n’est pas non plus un humain à grand nez : cette affirmation semble banale et pourtant… si l’on songe combien l’odorat d’un chien est développé, combien aussi la communication entre congénères se fait au moyen des odeurs, l’on peut imaginer ce que vit un chien toiletté, pomponné, parfumé, shampouiné, manucuré, habillé, voire teint en rose ou en bleu ! Ce qu’il vit dans l’intimité de son être d’abord, mais aussi lors de ses rencontres avec d’autres chiens !
Dans l’univers de nos compagnons à quatre pattes, rien de plus normal que de flairer les excréments des copains du quartier, de laper l’urine des femelles en chaleurs, de renifler avec insistance des dépôts fort peu ragoûtants d’un point de vue humain. Il s’ensuit que nombre de propriétaires restreignent les investigations olfactives de leur chien, le privant d’une activité essentielle à son équilibre.
De la même manière, l’on peut se questionner sur ce que des décennies d’élevage et de sélection ont créé comme aberrations canines : races incapables de se reproduire sans intervention humaine, hypertypes tellement prononcés que certains chiens ont un odorat ou une vision limités, des difficultés respiratoires, des problèmes de peau, des dents qui ne peuvent plus rien casser ni broyer. Et encore, fort heureusement, les mutilations de convenance ont été abolies dans un grand nombre de pays !
Enfin, l’on ne saurait passer sous silence une autre réalité : en chaque chien sommeille un grand chasseur, prêt à se réveiller à la moindre occasion : balle qui roule, cycliste ou joggeur, chat qui passe à portée de canine, oiseau ou lapin imprudents. Pourtant, combien de propriétaires s’évertuent à faire vivre dans le même espace un chien prédateur et une espèce « proie » ? Et combien de propriétaires s’effarent de trouver leurs poules ou leur lapin occis par leur gentil Médor de canapé ? Pour le chien, rien que de très normal. Tout aseptisé qu’il nous paraisse, nourri aux croquettes et choyé à l’extrême, le chien demeure un chien, un opportuniste aux longues dents et à la mâchoire puissante.
Qu’est-ce qu’un chien heureux ?
Vaste question, à laquelle on ne saurait répondre en quelques lignes. Néanmoins, l’on peut affirmer qu’un chien équilibré, c’est un chien qui peut tout simplement vivre sa vie de chien. Un chien morphologiquement adapté à son « Umwelt », auquel on donne la possibilité, quotidiennement, d’habiter le monde à sa manière. Ce qui signifie se promener, renifler à loisir les marquages des congénères, garder son odeur de chien, même après un bon bain de boue ou une roulade suspecte, s’ébattre joyeusement avec de sympathiques copains, courir après des proies et, éventuellement, sans vouloir offenser quiconque, manger une nourriture adaptée, à base de viande crue, d’os charnus, et d’un peu de végétaux.
Marie Perrin
1. Alexandra Horowitz, «Dans la peau d'un chien», Flammarion, Champs Sciences, 2011.
2. Dominique Guillo «Des chiens et des humains», Le Pommier Poche, 2011.

vendredi 21 juin 2013

L'état de détresse acquise

Soumis à nos lubies les plus folles, dressés par le biais de méthodes coercitives, non respectés dans leur être et leur identité, nombre de chiens apprennent, dans la douleur, qu’il ne sert à rien de lutter : ils sont en état de détresse acquise, une forme de dépression dont, malheureusement, l’on ne parle guère.
Martin Seligman, chercheur en psychologie, professeur à l’université de Pennsylvanie, formula à la fin des années 60 sa théorie de l’impuissance apprise (learned helpness), depuis largement adoptée par la communauté scientifique internationale. A l’aide d’expériences menées sur des chiens, il démontra qu’un individu, humain ou animal, placé dans l’incapacité de contrôler les événements survenant dans son environnement, adopte une attitude résignée et passive. On la dit « apprise » car, même si l’individu a ensuite la possibilité d’agir sur ce qui lui arrive, il reste sans rien faire, comme anesthésie, sidéré.
L’expérience de Seligman (et de son équipe) fut la suivante : il soumit des chiens entravés à des chocs électriques. Les chiens pleurèrent, hurlèrent, tentèrent d’échapper à leur sort. Puis ils renoncèrent et se couchèrent au sol, manifestant des symptômes semblables à ceux de la dépression humaine. Lorsque Seligman les laissa libres de pouvoir s’échapper, il s’aperçut que les chiens ne tentaient plus de fuir la douleur : ils avaient appris à l’accepter avec résignation.
De nombreuses espèces sont concernées par l’impuissance acquise : il n’y a qu’à penser à cette célèbre scène de « L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux » lorsque, vaincu et rompu, le cheval ploie l’échine devant son bourreau « chuchoteur ». L’être humain, lui aussi, peut, suite à des traumatismes, du stress ou des situations répétées de double contrainte, perdre sa capacité à rebondir, à s’adapter. Il subit alors anxiété, apathie, dépression, perte de motivation, parfois de manière irréversible. L’actualité de ces dernières années fournit en nombre des exemples de ces désespoirs parfois mortels.
Des états de détresse acquise plus nombreux qu’on ne le pense
Les états de détresse acquise sont plus fréquents qu’on ne l’imagine chez nos chiens de compagnie, forcés de mille manières à se plier à notre volonté : attachés en bout de chaîne, enfermés toute la journée, dressés à l’aide de méthodes irrespectueuses, violentes et coercitives, affublés de colliers anti-aboiement (électriques ou à citronnelle)… autant de situations auxquelles ils ne peuvent pas se soustraire et qui, de fait, les plongent dans la résignation la plus profonde qu’à tort, nous prenons pour un apprentissage positif, du bon tempérament ou du « simple » conditionnement.
Prenons l’exemple du collier anti-aboiements : le chien ne peut pas fuir les décharges puisqu’il a en permanence le boîtier attaché au cou. Et dès qu’il vocalise (comportement naturel pour lui, rappelons-le !, parfois même, de surcroît, encouragé dans certaines circonstances), il se voit délivrer une décharge (électrique ou odorante) à laquelle, inévitablement, il ne peut rien comprendre. Il va peut-être apprendre à se taire, mais au prix de quelle souffrance psychique ? Certes, le comportement gênant aura disparu, mais pourquoi ? Tout simplement parce que le chien aura appris qu’il ne sert à rien de résister.
L’on peut aussi citer ces chiens d’exposition, bêtes à concours laquées, talquées, brossées, pomponnées, parfumées, parfois même colorées, et qui, une fois sur le ring de beauté, sont saisis de part et d’autre du corps, une main sur le museau, une main pour redresser la queue à la verticale, mis et remis en place malgré le bruit et la chaleur : n’ont-ils pas, eux aussi, fait l’apprentissage que rien ne sert de se défendre ? Ces chiens apparemment si dociles sont, en fait, en état de détresse acquise : ils ont capitulé…
Que voulons-nous pour nos chiens ?
Est-ce réellement ce que nous voulons pour nos chiens que, par ailleurs, nous disons chérir de tout notre cœur ? Aimer, n'est-ce pas respecter l’autre dans son identité propre, dans sa différence? N'est-ce pas apprendre à le connaître pour ne pas lui demander plus que ce qu’il peut donner ? Aimer, c’est aussi ne plus vouloir, à tout prix, un compagnon parfait, mais plutôt  un compagnon heureux et équilibré. C’est ne pas le forcer à subir nos mille fantaisies coûte que coûte, mais accepter qu’il soit un chien, et non pas un substitut d’humain. Un chien qui exprime son désir, qui réagit, qui interagit, et qui nous « dit » parfois, à sa manière, que ce qu’on lui demande ne lui plaît pas. A nous de tolérer de n’avoir pas systématiquement gain de cause. Et de viser sa coopération et sa collaboration plutôt que sa « soumission ».
 
 
Cesar Millan, l'un des «pros» de l'état de détresse acquise chez le chien
Ainsi avec Jonbee...