Quel maître n’a jamais pensé, dit, affirmé, parfois avec
force véhémence : « ouhlà, attention, mon chien est très
jaloux ! » ? C’est d’ailleurs l’une des phrases les plus
courantes sur les terrains de dressage, ou lors des rencontres entre
propriétaires… Mais nos chiens sont-ils réellement jaloux ? Sont-ils
capables, cognitivement parlant, d’une émotion aussi complexe que la
jalousie ? Regardons ce qu’il en est, en l’état actuel des connaissances
scientifiques.
N’importe quel familier des chiens aura tendance à estimer
que oui, les chiens peuvent être jaloux. Indéniablement. Dans bon nombre de
circonstances d’ailleurs, et fort différentes les unes des autres. Ainsi, si
Médor grogne lorsqu’on tente de caresser un congénère, n’est-ce pas là le signe
de sa jalousie ? Et si Médor s’interpose pour exiger sa part de câlins quand
son maître prend sa chère et tendre dans les bras, n’est-il pas à nouveau jaloux ?
Ne risque-ton pas de le froisser si l’on donne une friandise à un autre chien
en sa présence, ou si l’on accorde une prérogative à son compagnon de vie sans
la lui octroyer à lui aussi ? Pourtant, comme souvent dès qu’il est
question de chiens, le ressenti des propriétaires se heurte à
la littérature scientifique.
La jalousie , un sentiment humain ?
A contrario des propriétaires, un grand nombre de
spécialistes refusent en effet l’idée que les chiens pourraient eux aussi, tout comme
nous, souffrir les affres de la jalousie. Valérie Dramard, auteure du
« Comportement du chien de A à Z », note à l’onglet « Jalousie
» (p. 189) : «(…) la jalousie étant par définition un sentiment humain
[qui] désigne l’anxiété et l’insécurité ressenties par une personne qui a peur
de perdre un objet ou une personne qu’elle perçoit comme convoité par quelqu’un
d’autre, qualifier un chien de jaloux ne semble (…) pas approprié ».
Pourquoi ?
Tout d’abord, si la plupart des chercheurs s’accordent à
dire que les chiens ressentent des émotions simples comme la peur, l’anxiété,
la joie ou la tristesse, ils restent dans l’expectative quant à leur éventuelle
capacité à éprouver des émotions complexes (et des sentiments) comme la
jalousie, la culpabilité, la honte ou l’embarras. En éthologie canine, il
semble faire consensus que les chiens ne sont pas aimants mais affectueux, qu’ils ne sont pas mus par
la vengeance mais par la frustration.
Et qu’ils ne sont pas jaloux mais possessifs
Eviter le piège anthropomorphique
Une règle fondamentale en éthologie concerne l’anthropomorphisme :
les chercheurs veillent scrupuleusement à
ne pas projeter d’émotions humaines sur leurs sujets d’études. Non parce
que l’anthropomorphisme serait le « mal » en soi, mais plutôt par
souci de neutralité, d’« objectivité » scientifique (si tant est que
cette notion ait un sens). Ils espèrent ainsi éviter les erreurs, et ne pas
interpréter de manière complexe un comportement qui pourrait être expliqué de manière
plus simple (loi de parcimonie 1). Surtout, n’oublions pas qu’une des
conséquences de la confusion anthropomorphique, c’est la maltraitance
involontaire 2. Car, même si cela tombe sous le sens, répétons-le une fois
de plus : un chien n’est pas un humain. Lorsqu’on calque sur lui des manières
de percevoir le monde, ou des sentiments humains, l’on court le risque de
passer à côté de sa réalité à lui, de son « Umwelt ».
Par exemple, dire d’un chien qu’il est jaloux ne permet pas
de trouver des solutions pratiques au problème rencontré. En présence d’un
individu qui tente de s’interposer entre son maître et sa maîtresse, le
comportementaliste canin préconisera de revoir toute la relation qui unit ce
chien à ces propriétaires, afin que ceux-ci redeviennent les leaders du
système.
Des
voix discordantes du côté de certains auteurs
Tout ceci n’empêche pas certains spécialistes de se poser
la question de l’éventuelle jalousie des canidés domestiques. Ainsi Stanley
Coren qui, dans un article paru en ligne (« Jealousy. Dogs and the
Green-Eyed Monster »), explique que, si la plupart des scientifiques
refusent de parler de jalousie pour les chiens, c’est parce que cette émotion
ferait appel à une conscience de soi très élaborée. Pourtant Stanley Coren lui-même
pense que les chiens peuvent éprouver de la jalousie, quand bien même celle-ci ne
serait pas aussi élaborée, ou pas tout à fait de même nature que celle des êtres
humains ou des grands singes. Stanley Coren ajoute que la jalousie ayant une
fonction sociale, il paraît tout à fait logique qu’elle concerne une espèce aussi
sociale que le chien.
Pour étayer ses dires, Stanley Coren s’appuie sur une étude
menée sur 43 chiens en 2008 à l’université de Vienne, en Autriche. Le professeur
Friederike Range et son équipe ont ainsi mis en évidence que les chiens pourraient
ressentir de la jalousie. Tout comme ils ne supporteraient pas d’être traités
de manière injuste, ou inégale.
Une autre étude, menée plus récemment par Christine Harris
et Caroline Prouvost à l’Université de San Diego, en Californie, aboutit exactement
aux mêmes conclusions. Relatée longuement dans l’article «Jealousy in Dogs», paru
dans le journal en ligne «Plos On» en juillet 2014, elle met en évidence que
les chiens sont bien capables d’une certaine forme de jalousie. Elles ont notamment
constaté que les chiens montraient plus de signes de « jalousie »
quand leur propriétaire était affectueux avec un autre chien que quand leur
propriétaire interagissait avec un objet. Elles concluent en espérant que leur «travail
motivera d’autres chercheurs à suivre leur voie et à s’intéresser de manière
plus approfondie aux émotions sociales chez les animaux ».
Marie
Perrin
1. Voir
à ce sujet l’excellent article de ma collègue Zita Nagy : https://zitabamc.wordpress.com/2015/01/09/zokni-et-les-cles-lanthropomorphisme-la-loi-de-parcimonie-et-le-renforcement-positif/
2. Les
maltraitances involontaires et invisibles seront l’objet d’un prochain article
Pour
aller plus loin, l’article de Plos On qui relate de manière détaillée l’expérience
de Christine Harris et Caroline Prouvost :
D’autres
articles sur la question :