Présents en très grand nombre dans tout le pays, peu appréciés par la population, les chiens parias incarnent les paradoxes de l’Inde d’aujourd’hui, prise entre des aspirations contraires. Un pays où rien n’est édulcoré, pas plus la joie que la peine, le bonheur que la souffrance.
Tout le monde connaît de l’Inde quelques essentiels : les vaches sacrées, la non-violence et Gandhi, le cycle de la vie grâce à la réincarnation, le végétarisme, les ghâts des bords du Gange à Bénarès, les couleurs chatoyantes des saris ou les effluves des épices. On sait aussi de l’Inde son extrême misère, ses bidonvilles, ses mendiants, ses lépreux. Mais l’Inde, c’est également le grouillement du vivant dans toute sa complexité, un univers qui bouscule les certitudes, échappant à toute conceptualisation.
L’Inde met à l’épreuve les voyageurs les plus aguerris. Les rues des mégalopoles, jonchées de détritus, sont habitées par une faune miséreuse et bigarrée, conducteurs de rickshaws SDF, familles entassées sous des tentes de fortune, rats, dromadaires, cochons sauvages, singes ou chiens. De tous les animaux, le chien est sans doute le plus mal aimé, le plus maltraité, le plus présent aussi, des cités tentaculaires aux petits villages du désert.
Ces petits chiens parias se ressemblent tous, taille moyenne, poil ras. Ils sont ceux qu’on chasse, qu’on brutalise, qu’on craint, ceux qui, néanmoins, ne peuvent survivre qu’auprès des humains, se nourrissant de leurs déchets, proliférant dans leurs détritus, chassant et tuant les rats. Les Indiens les plus pauvres, dans les bidonvilles ou dans les rues, les tolèrent près d’eux, les considérant comme des animaux semi-libres, semi-domestiques.
Semblables aux chiens décrits par Ray Coppinger[1], vivant en groupes informels, ces « stray dogs » bénéficient en Inde d’une abondante source de nourriture, en raison d’un système d’évacuation des déchets quasiment inexistant. Leur nombre est ainsi proportionnel à ce que leur niche écologique peut leur apporter.
Pour donner un ordre d’idée, Mumbai compterait 12 millions d’habitants, la moitié dans une grande précarité. Chaque jour, 500 tonnes d’ordures non collectées sont déversées dans les rues. Toutes les conditions sont réunies pour permettre la prolifération des chiens errants. A New Delhi, la capitale, ils seraient environ 500 000, et le pays compterait 18 millions de chiens parias, soit la population de carnivores la plus importante au monde. Dans les villes comme Jaipur, la cité rose du Rajasthan, la mise en place de systèmes de collecte a entraîné une chute significative du nombre de chiens errants.
Le terme générique de « paria », dérivé du mot tamoul « paraiyar », a été utilisé par les Anglais dès le XVIIe siècle pour désigner les castes humaines les plus basses du système social en vigueur en Inde. En anglais, « pariah » est ainsi synonyme de « réprouvé social ». Il renvoie aux Intouchables, la cinquième caste (« varna ») hindouiste, également nommés les Dalits (« opprimés ») ou les Harijans (« enfants de Dieu »).
L’hindouisme[2], religion majoritaire du pays, est peu tolérant avec les chiens. Dans la culture pré-védique, ils étaient pourtant considérés comme des symboles propices. Plus tardivement, les divinités à forme de chien ou accompagnées de chien sont restées liées à la gloire et à la fidélité guerrière. Puis les brahmanes ont déclaré que le chien était impur. Certes, des spécialistes parlent d’ajout tardif, mais cette assertion, cumulée à l’influence des Britanniques, a engendré un puissant rejet culturel du chien, tenu en grand mépris. L’urbanisation effrénée et le consumérisme ont encore aggravé les conditions de vie des « stray dogs » : lorsqu’ils ne meurent pas de la rage dans l’indifférence généralisée, ils succombent à des infections, à des infestations parasitaires, se blessent à mort en se battant avec des congénères, sont percutés par des véhicules. On estime que l’espérance de vie d’un chien errant est d’à peine 5 ans.
Par ailleurs, les chiens sont les vecteurs de la rage, véritable fléau dans le pays[3]. En Inde, la peur d’être mordu se transmet de génération en génération, avec sa cohorte de stratégies d’évitement et de violences. Un article paru en septembre 2011 dans le «Times of India» relatait une enquête réalisée à Gurgaon, dans l’Etat de l’Haryana : chaque jour, entre 50 et 60 personnes sont mordues par des chiens[4]. En outre, sur les 50 000 cas annuels de rage humaine recensés dans le monde, 20 000 sont localisés en Inde. Pour endiguer ou éradiquer la rage, l’OMS conseille la vaccination des chiens. D’après les spécialistes, lorsque 70% d’une population canine est vaccinée, la rage est sous contrôle.
Les associations de défense des animaux, s’appuyant sur un texte fondamental, le «Prevention of Crualty to Animals Act» (PCA Act[5]), promulgué en 1960 et amendé en 1982, tentent d’imposer la stérilisation des chiens errants en remplacement des campagnes d’éradication menées depuis plus d’un siècle. Les massacres massifs de chiens ont débuté sous les Anglais, au XIXe siècle, et perduré après l’Indépendance de 1949. Chaque année, environ 50 000 chiens étaient tués par empoisonnement ou par électrocution. Il a fallu attendre 1993 pour que soit enfin admis officiellement que cette politique cruelle était inefficace et que loin de décroître, les populations de chiens étaient au contraire en constante augmentation. Une association fondée en 1964, Blue Cross of India[6], a proposé un programme de stérilisation-vaccination baptisé ABC[7]. Depuis 2009, le ministère de l’Environnement et des Forêts poursuit un plan décennal de plus de 8 millions de dollars pour la stérilisation des chiens errants. Relâchés après guérison sur leur lieu de capture, marqués d’une entaille à l’oreille, ces animaux vivent plus vieux, tombent moins malades, sont moins efflanqués, plus paisibles et, évidemment, ne représentent plus la moindre menace sanitaire.
Néanmoins, la cruauté a souvent la dent dure. Officieusement, les exterminations se poursuivent, organisées parfois par les municipalités. Les chiens hurlent la nuit, ils mordent, ont des tiques, la gale, la rage, des vers : pour leurs détracteurs, il faut les tuer. Les défenseurs des chiens leur font face, idéologie contre idéologie : ils se battent dans les tribunaux, résistent sur le terrain, travaillent pour éduquer les gens. Du soutien leur vient de l’étranger, d’organisations comme la PETA[8] ou de «simples» particuliers. Ainsi, la photographe Eloise Leyden reverse une partie des ventes de son très beau livre «Slum Dogs» à Tolfa, une association fondée par une Britannique, Rachel Wright[9].
Quant au travail sur le terrain, il est globalement le même dans toute l’Inde. A New Delhi, les équipes de l’Animal India Trust quadrillent des zones prédéfinies, stérilisant et vaccinant jusqu’à atteindre 70% de la population canine du secteur. Certaines associations se sont dotées de cliniques mobiles. Les chiots orphelins et les individus faibles, vieux ou fragiles sont proposés à l’adoption. Des vétérinaires interviennent pour soigner les animaux blessés dans la rue ou trouvés malades par des riverains. Des bénévoles distribuent des prospectus avec quelques notions de base – comment nourrir et abreuver un chien, le cycle des vaccinations, les symptômes de la rage, l’attitude à avoir en cas de morsure. Et ainsi, peu à peu, à force de constance et de persévérance, le regard des Indiens sur leurs petits chiens des rues change, lentement mais sûrement.
Marie Perrin
Article paru dans la revue suisse «Chien magazine» de février 2013
Crédit photos : monsieur Rémy (2013)
Crédit photos : monsieur Rémy (2013)
1. Ray Coppinger a travaillé sur l’origine du chien, notamment en étudiant les chiens de l’île de Pemba. Il fait partie de ceux qui remettent en cause le consensus autour du loup, ancêtre du chien.
2. Plus de 80% des Indiens sont en effet hindouistes.
3. L’OMS estime que 90% des cas de rage humaine sont transmis par les chiens.
4. Chiffre des hôpitaux de la ville.
5. Qu’on peut traduire par «loi sur la prévention de la cruauté aux animaux»
7. Animal Birth Control, avec le jeu de mots « contrôler les populations de chiens errants, c’est simple comme ABC »,
8. http://www.peta.org/ La Peta, pour « People for the Ethical Treatment of Animals » est une organisation américaine très puissante, représentée un peu partout dans le monde, soutenue par des célébrités, menant des actions parfois spectaculaires et promouvant le végétarisme, le végétalisme et le veganisme.
Tres bon article! Je vois la meme chose lors de mes voyages de recherche en Amerique-Central et dans les Caraibes.
RépondreSupprimerC'est triste mais a la fois facinant de voir le chien a son etat "naturel" vivre comme il a evolue.
Bien à vous.
Gaby Dufresne-Cyr, CBT
Dogue Shop