De tous les animaux domestiques, le chien est le seul que l'être humain s'autorise à ennuyer, à titiller, voire à brutaliser en permanence au moment du nourrissage. Mais pourquoi ? Et quel peut être l'impact de telles pratiques sur l'animal ? Décryptage et analyse.
Le nourrissage, rarement un moment de bien-être pour le chien...
Donner puis reprendre la gamelle, approcher une fausse main pour «tester» les réactions de l'animal, mettre sa main dans ses croquettes pendant qu'il mange, ou rester dans les parages, s'approcher, ajouter quelques croquettes ou morceaux de fromage (toujours pendant qu'il mange) : autant de conseils et pratiques courants dans l'univers cynophile. Educateurs, moniteurs, comportementalistes : pas un seul spécialiste du chien ne semble épargné par ces méthodes qui, personnellement, me paraissent terriblement abusives.
En effet, qui irait reprendre son foin à un cheval, ses carottes à une chèvre, ses grains à une poule, ses boulettes "fraîcheur" à un chat ? Je vous promets que si j'embête ma poule Chili lorsqu'elle picore, elle risque de se fâcher tout rouge ! Et je ne vous parle pas de mes biquettes ! Cela pourrait me valoir un bon petit coup de cornes ! Pourtant, je suis censée le faire subir à mes chiens, et eux sont censés obtempérer...
Au nom d'une nécessaire toute-puissance du propriétaire sur son inféodé.
En effet, nos chiens, eux, subissent en permanence ce genre de traitements. Pire, la pression sociale nous y encourage, sous-entendant que si nous n'arrivons pas à maîtriser nos chiens sur ce point précis, ils ne vont pas tarder à prendre le pouvoir... N'y aurait-il pas là un vieux relent de dominance mal digérée ? L'idée sous-jacente d'une nécessaire toute-puissance du propriétaire sur son infortuné inféodé ? J'ose l'affirmer : mais oui, bien sûr !
Et même les chantres de l'éducation positive, prétendument acquis à la théorie de la non dominance interspécifique, y vont de leur couplet : il n'est certes pas question de reprendre sa gamelle au chien pendant qu'il mange afin de vérifier s'il est bien docile (nous ne sommes pas des bourreaux !), juste d'ajouter de temps en temps une ou deux bouchées +++, que le chien accepte que l'on puisse se promener à côté de lui, l'observer, le déranger. Soit, ce n'est pas aussi violent, mais dans le fond, qu'est-ce que cela change ?
N'y a-t-il pas urgence à déconstruire ce mythe et à laisser enfin nos chiens manger en paix ?
Dans la vie d'un chien, la nourriture est un élément fondamental, une ressource extrêmement importante. La preuve : la plupart du temps, ce sont croquettes et friandises qui nous servent à conditionner les chiens. De surcroît, nos chiens domestiques passent généralement leurs journées dans l'ennui le plus strict, et l'un de leurs grands (et courts) plaisirs quotidiens, c'est précisément cette gamelle qui, soudain, vient combler leurs papilles désœuvrées. Et nous, que faisons-nous ? A la place de respecter ce temps de bien-être, nous en profitons pour les stresser... Un stress tel certains chiens vont en devenir susceptibles, parfois mêmes agressifs. A qui la faute ? Au propriétaire, aux donneurs de leçons inconséquents, pas au chien bien sûr. Pourtant, c'est lui qui va encore payer l'addition. Encore et encore.
Ce qui est donné est donné, jamais repris...
J'ose ici l'affirmer : pour qu'un chien soit paisible à la gamelle, il faut le laisser tranquille. C'est le b.a.-ba. Contrairement à l'humain, qui aime prendre ses repas en commun, le chien aime être pour lui, dans son coin. La présence d'un congénère (ou d'un humain) peut générer énormément de stress et d'inquiétude. Mes chiens mangent sans moi, chacun de son côté (voire séparément). Personne ne les embête jamais, c'est formellement interdit. Ce qui est donné est donné, jamais repris, et ils peuvent prendre le temps qu'ils veulent pour renifler, choisir leur aliment, mastiquer, ingérer (ils sont au barf). Embêter un chien pendant qu'il mange est à mon sens un acte de maltraitance, (un parmi tant d'autres, malheureusement)...
Laisser nos chiens manger tranquillement, à leur rythme...
Et avec des enfants ?
L'on me rétorquera : mais j'ai des enfants, mon chien ne doit surtout pas être agressif à la gamelle ! A quoi je répondrai ceci : mais que font des enfants autour de la gamelle de votre chien ? Et que fait la gamelle de votre chien au milieu de la pièce de vie, avec des enfants à proximité ?
J'ajoute que si votre chien est susceptible avec la nourriture, l'ennuyer encore et encore, jour après jour, risque de le rendre encore plus méfiant et protecteur. A moins que vous ne réussissiez à le faire capituler, c'est une option… Mais cela n’empêchera pas qu'un jour, peut-être le jour de trop, votre chien se rebellera et mordra un ou votre enfant. Il est de votre responsabilité de veiller à ce que tout se passe bien.
Un protocole de nourrissage strict, anticiper, sécuriser
Comment agir alors ? Anticiper et sécuriser. Avec un chien sensible sur la nourriture, mettre en place un protocole de nourrissage strict (le protocole des comportementalistes pour les chiens sensibles sur la nourriture). Et toujours veiller lorsque chien et enfants sont ensemble en présence de nourriture (goûter, gâteaux, etc). Un chien reste un chien : c’est aux humains adultes de se montrer responsables. La gamelle du chien doit être inaccessible pour les enfants, ailleurs que dans la pièce principale, et le chien nourri à heures fixes, sans les enfants (tout au plus peuvent-ils accompagner l'adulte pour apporter la gamelle au chien). La gamelle ne sera pas laissée au chien, même vide, et l'on évitera le libre-service, qui peut générer théâtralisation et protection de ressource.
Limiter le stress, aux effets toxiques
J’ajoute qu’un chien qu’on laisse tranquille au moment où il est mange est un chien qui développe moins de stress, et l’on connaît aujourd’hui tous les effets délétères du stress sur l’organisme. Et que le jour où, pour une raison X ou Y, en pleine urgence, il faudra (peut-être) retirer un aliment au chien, celui-ci se laissera très certainement faire. Pour quelle raison ? Tout simplement parce qu’il aura confiance, qu'il ne sera pas sur la défensive, qu'il n'aura pas eu l'habitude de devoir se méfier. Quand il y a urgence, il y a urgence, un chien perçoit la nature extraordinaire de l'événement et s'y adapte.
Enfin, comme dirait Laurence Bruder-Sergent (Vox Animae), les chiens savent pertinemment quand on les teste, et quand on est honnête et sincère avec eux. Et cela fait toute la différence : à trop tester tout le temps, l'on obtient l'effet inverse de celui escompté. Si je veux que mon chien me respecte, il faut peut-être aussi que je commence par le respecter lui, dans ses besoins et dans son intégrité. Que je le laisse un peu tranquille, vivre sa vie de chien, sans qu'il m'ait systématiquement dans les pattes.
Des chiens dociles : la norme ou l'exception ?
Bien sûr, tout le monde a, ou a eu dans son entourage des chiens extrêmement dociles et paisibles, qui laissaient les enfants jouer avec leur nourriture, qui partageaient bien volontiers, n'étaient jamais agacés parce qu'on passait près d'eux tandis qu'ils rongeaient un os. Nous n'imaginons pas à quel point dans leur grande majorité, nos chiens sont en réalité bienveillants. Ils savent s'adapter à nos petites lubies, supporter et subir nos actes pas toujours très éthiques. Est-ce une raison pour clouer au pilori les chiens plus épidermiques ? Surtout si l'on se dit qu'en réalité, c'est peut-être eux qui ont raison... La question mérite à mon sens réflexion...
Marie Perrin