La dominance, que
l’on peut définir comme la suprématie absolue d’un individu sur un autre, est
une théorie très répandue dans les milieux cynophiles. Ce modèle hiérarchique
pyramidal sert aussi bien à décrire les relations entre les chiens que celles
entre les canidés et les humains. Décryptage d’un mythe.
La théorie de la dominance et de l’alpha est née il y a quelques
décennies avec des études menées sur des loups par le docteur Frank Beach.
Forte d’un grand succès, elle a été vaillamment transposée au chien domestique,
puis s’est imposée dans la culture cynophile. L’idéologie s’en est mêlée, le
chef de famille, maître sur ses sujets inféodés, devant aussi régner sur son
chien sous peine de grands débordements, voire de révolution sanglante.
Depuis, l’éthologie s’est penchée sur le chien de compagnie,
canis familiaris, longtemps tenu en
mépris en raison même de sa proximité avec l’être humain. Ainsi Adam Miklosi,
de l’université de Budapest. Et Frank Beach est revenu sur ses observations :
les loups étaient captifs (ce qui faussait tout), les analyses erronées – la
mise sur le dos, par exemple, n’est pas imposée par le loup le plus assertif
mais initiée par son subordonné, qui lui propose la soumission de son plein
gré, de manière volontaire et ritualisée. Néanmoins, malgré les voix des
spécialistes, la dominance continue à être enseignée, transmise, entendue. Il
est populairement admis que les chiens cherchent à se dominer, à nous dominer, qu’il
faut les soumettre pour éviter tout danger. L’erreur ne serait pas grave si
elle n’impactait pas la manière dont on pense les chiens, dont on agit avec les
chiens, dont on dresse et rééduque les chiens.
La dominance
intraspécifique
Le chien n’est pas un loup : de cette affirmation
découle que la transposition stricto
sensu du modèle de Frank Beach était en soi une aberration. De surcroît,
les études ultérieures ont démontré que les meutes de loups libres ne
fonctionnaient pas selon un schéma hiérarchique mais selon un modèle
familial : un couple parental associé à sa descendance, de l’année ou
d’autres années. Et que la collaboration, la coopération et surtout la
ritualisation formaient le socle de ces groupes plus sûrement que la violence
fantasmée. Parallèlement, les recherches sur les chiens marron ou sur leurs
homologues domestiques ont toutes conclu que la dominance chez le chien est
fluctuante, affaire de rencontres, de circonstances, de ressources.
Les chiens, qu’ils soient féraux ou familiers, s’associent
plutôt par paires, ne forment pas des meutes mais des groupes changeants, et
engagent quotidiennement de multiples interactions qui n’ont strictement rien à
voir avec les rapports de force. Ils jouent, communiquent, s’apprécient ou ne
s’entendent pas, s’évitent ou recherchent mutuellement le contact, s’ignorent,
s’éloignent ou se rapprochent et, surtout, ritualisent leurs conflits pour ne
pas avoir à se mettre en danger. Ainsi les bagarres des mâles, spectaculaires
et bruyantes, dont l’on s’étonne ensuite qu’elles rien n’aient occasionné de
grave, tout au plus quelques touffes arrachées.
Au sein d’une même famille, les chiens se partagent les
prérogatives. L’un sera plus sensible aux déplacements, l’autre à la
nourriture, le troisième aux contacts affectifs. Si dominance il y a, elle varie
donc en fonction des sensibilités de chacun. Et elle est surtout déterminée par
la capacité d’un des sujets à accepter de laisser la priorité à l’autre. Sans agressivité,
en bonne entente. Elle n’est pas innée, inscrite une fois pour toutes dans un
individu précis, elle change au gré des possibilités et des interactions. Il
est ainsi rare de trouver des chiens qui affirment leurs prérogatives sur tous
les postes. Elle n’est pas un « en soi », immuable : elle
nécessite des interactions avec un congénère, dans un mouvement dynamique de
va-et-vient (actions / réactions).
La dominance
interspécifique.
Mais le plus important, c’est que la dominance n’entre en jeu que dans une relation intraspécifique, en
aucun cas dans une relation interspécifique. Ainsi, s’il est un mythe qu’il
importe vraiment de déconstruire, c’est celui de la dominance entre chiens et
humains. Il a été prouvé, scientifiquement, que la dominance ne peut pas
s’exercer entre espèces différentes. Les chiens ne sont pas des humains, nous
ne sommes pas des chiens : la théorie s’effrite. Point final.
Qu’en est-il des
comportements non désirés ?
Moult raisons, bien éloignées d’une quelconque dominance, peuvent
conduire un chien à adopter des comportements non désirés par ses
propriétaires. Ainsi, un chien qui tire à la laisse est-il réellement en défaut
de « soumission » à son maître ? Et si la promenade était pour
lui un plaisir immense, ou trop rare ? Son excitation à la hauteur de l’énergie
accumulée au cours de sa journée languissante ? Et si, tout simplement, il
avait fait l’apprentissage que l’action de tirer l’amenait plus vite aux
endroits désirés ?
La plupart du temps, l’étiquette « chien
dominant », bien confortable, évite de se poser les bonnes questions,
celles qui permettraient des changements durables et un assainissement
relationnel. Plus grave, les réponses apportées par les tenants de la
« dominance » peuvent nuire gravement au lien entre le chien et son
propriétaire car elles sont toujours coercitives, frontales et conflictuelles. Par
exemple l’« alpha roll» et bien d’autres techniques du même acabit,
qui ne signifient rien pour le chien et peuvent, à terme, le conduire à se
méfier de son maître, à douter de lui, voire à en avoir peur. Les partisans de
la dominance pensent qu’il faut passer les portes et manger avant son chien,
lui interdire toute position haute et le contraindre physiquement au moindre
débordement. Autant de clichés sans fondement éthologique.
Débarrassé d’un
fardeau
Finalement, la dominance semble surtout un fourre-tout bien
pratique, permettant de s’épargner une observation rigoureuse des animaux et
une prise en compte de leur réalité et de leurs émotions. Avouons-le : en
abandonnant le mythe de la dominance, l’on se sent soudain débarrassé d’un
fardeau. D’une charge délétère, qui empoisonne peu à peu, irrémédiablement, le
lien si précieux que l’on peut nouer avec son chien. Etrangement, lorsque tout
s’apaise, en soi puis avec l'autre, l’on s’aperçoit alors que personne ne
souhaitait prendre le pouvoir, qu’il était juste question d’être chacun à sa place, dans le respect et la
complicité.
Marie Perrin